Souvenirs d'un vieux Montréalais

Une veille de Jour de l'An

La fête avait commencé, vers midi, la veille du Jour de l'An.

Dans les tavernes, c'était une tradition du temps de fêtes; le propriétaire visitait sa taverne trois ou quatre fois durant la journée. Quand il entrait, il payait «une traite» à tout le monde et tant qu'il était là, il offrait du «deux pour un» au client qui commandait une consommation.

Les tables étaient pleines de verres et de bouteilles durant tout l'après-midi.

Même si nous étions loin d'avoir l'âge légal pour être autorisé à consommer de la bière dans un lieu public, personne ne s'en souciait. Au contraire, les hommes trouvaient ça drôle et ils nous invitaient à trinquer avec eux leur table.

Nous n'avions eu qu'à payer notre première consommation pour passer le reste de l'après-midi à rire, à chanter et à boire sul'bras.

Le soir, il y avait un party dans la famille de l'un des gars de la gang. On s'y est tous retrouvés et nous avons chanté et dansé toute la nuit sans oublier les beaux becs sur le coup de minuit.

Enfin, au petit matin, comme le voulait la tradition, on a entrepris la «tournée du Jour de l'An». Pour faire changement, cette année-là, on a décidé d'aller chez des gens que l'on ne connaissait pas du tout.

Nous avons choisi une maison où il y avait des lumières allumées à l'intérieur et on a sonné à la porte.

... «Bonne année mon oncle Roger!» ... «Bonne année ma tante Alice...» on vient finir le party chez vous...

Puis nous sommes entrés en nous bousculant à qui mieux mieux. Une fois remis de leur surprise, les gens un peu gênés nous ont dit :

- «Mais on ne vous connait pas...»

... l'un de nous répondit :

- « Ben oui mon oncle j'chuis ti-Paul! le garçon d'vot tante Albina».

- «Vous avez dû vous tromper d'adresse; je n'ai pas de tante Albina et toi, mon ti-Paul, je ne te connais pas.»

- «Ben! pour dire le vrai, j'vous r'connais pas moi non plus. M'man m'a peut être donné une mauvaise adresse... pourtant, on est bien sur la 5e avenue?»

- «Y a pas de doute, vous êtes bien sur la 5e avenue.»

- «Est-ce que je peux lui téléphoner?»

- «Faites donc, je vous en prie.»

Ti-Paul fait semblant de signaler un numéro et après quelques secondes d'attente il dit :

- «M'man, c'est Ti-Paul... tu m'avais pas dit que mon oncle Roger et ma tante Alice restaient sur la 5e avenue...?

- ...

- «Quoi? ... 5e avenue à Lachine... wow m'man! ...là on est sur la 5e avenue à Rosemont! ...

- ...

- «Ben là, à l'heure qu'il est, on ne sera pas là avant le dîner...

- ...

- «On va déjeûner quelque part et trouver une église pour aller à la messe avant de s'en retourner chez mon oncle Roger...

- ...

- «Oui! oui!... à Lachine cette fois... OK m'man... Bonne année à toi aussi m'man.»

La dame a dit à son mari : «On ne laissera pas ces jeunesses-là s'en retourner si loin sans manger une bouchée...»

- «V'nez vous asseoir... je vais vous servir des bons beignes avec du café... ça va vous faire du bien.»

- «Vous êtes trop bonne madame... on ne veux pas vous déranger plus longtemps.»

Ils ont tellement insisté que nous sommes restés, honteux d'abuser ainsi de l'hospitalité d'aussi bonnes gens, mais les beignes étaient tellement bons...

Revenus enfin chez-nous, (à Rosemenont comme de raison) comme nous le faisions chaque année, nous sommes allés offrir nos voeux à Monsieur Chaput, notre voisin d'en face .

Selon la formule consacrée dans le temps, nous lui avons souhaité :

- «Bonne année là! ...pis d'la santé M'sieu Chaput»

Mais, avec un fou rire incontrôlable, ça devenait :

- «...pis d'la... sentez monsieur ça pue!»

Claude Prince nous a quitté le 22 mai 2009.
En sa mémoire, je vais maintenir son site.
Bertrand L. Fleury

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