Souvenirs d'un vieux Montréalais

Visite des gratte-ciel du Centre Ville

Certains jours, malgré tout le plaisir que j'avais avec ma "gang", je préférais, pour faire changement, partir avec un copain et faire la tournée des buildings du Centre Ville.

Cette excursion me fascinait parce qu'elle me permettait d'explorer le milieu des gens d'affaires; un monde vivant sur une autre planète; un monde dans lequel on ne voyait nulle part des petits pouilleux mal habillés comme nous.

Avant de nous aventurer dans cet univers, nous devions nous laver un peu mieux que d'habitude, mettre un peu de "Brillantine" dans nos cheveux pour contrôler, un tant soit peu, les mèches rebelles et cirer nos chaussures avec du "Nugget".

La veille, avant de nous coucher, nous placions soigneusement notre pantalon le plus propre sous le matelas pour refaire le pli. Le matin suivant, ongles nets, chemise blanche (ou presque) et cravate, nous étions à peu près présentables.

En fouillant dans les tiroirs de nos parents, nous mettions la main sur quelques vieilles enveloppes de différents formats que nous apportions avec nous pour avoir l'air de messagers.

Mon père avait une grosse «plume-fontaine» que je mettais bien à la vue dans la pochette de mon veston; mon camarade, pour faire plus sérieux, mettait les "lunettes" de son frère et laissait dépasser un paquet de cigarettes "Sweet Caporal" de sa poche de chemise.

Le bruit des tramways, des autos et des camions de livraison était étourdissant. Les piétons pressés, habitués à cette circulation intense, traversaient aux intersections sans se préoccuper de la couleur du feu de circulation et se faufilaient entre les véhicules.


archives stm

Vu du haut des buildings, la rue, pleine de messieurs en complets foncés, chemises blanches et cravate serrée autour du col, faisait penser à un immense nid de fourmis.

Cette activité trépidante ne ressemblait en rien au rythme de vie que nous connaissions de nos quartiers ouvriers.


archive STM

À l'intérieur des édifices, tout reluit; le bronze des portes brille comme de l'or, dans les corridors, les planchers de marbre sont partiellement recouverts de tapis épais et moelleux pour amortir le bruit des pas. Des immenses lustres suspendus aux plafonds éclairent les salles avec éclat et les meubles, les comptoirs, les boiseries de bois noble complètent le décor.

Heureusement, la présence de quelques "robineux"(1) qui quêtaient humblement aux abords de la Place d'Armes et à la sortie du restaurant Cordner's nous ramenait sur terre.

"Mon bon monsieur, vous n'auriez pas un p'tit cinq cennes pour une tasse de café?"

On était loin du : «T'aurais pas un deux stie...» des "punks" et des "sqeegees" qui quêtent d'une manière plus insistante de nos jours.

Ce jour-là, notre visite a débuté au Aldred Building situé au 507 Pace-d'Armes.

Sur le tabeau à l'entrée du building, nous avons repéré un nom de compagnie et le chiffre de l'étage puis nous nous sommes présentés devant la préposée à l'ascenseur.

photos provenant du site de Colin Szasz

Faisant mine de chercher une adresse dans la liasse d'enveloppes que nous tenions à la main nous avons simplement dit :

"La Compagnie d'Assurances X au 11ième s'il vous plaît madame". .

Arrivés à l'étage nous nous sommes dirigés vers l'entrée d'un bureau. Dès que les portes de l'ascenseur se sont refermées, nous avons entrepris une visite minutieuse de l'étage.

Nous nous sommes présentés dans un premier bureau et nous avons dit à la préposée à l'accueil que nous avions des documents à livrer à "l'étude des Notaires Dumais, Dumais & Dumais". La réceptionniste nous a répondu que nous nous étions certainement trompés d'étage.

- "Ne sommes-nous pas au 12ième?

- Non, vous êtes au 11ième."

Elle nous a alors dirigés vers l'escalier de secours qui menait directement à l'étage au-dessus sans sortir dans le corridor.

En passant devant une immense cruche d'eau, nous avons demandé si nous pouvions boire. Elle nous a tendu chacun un petit cône de papier qui contenait à peine une ou deux gorgées. Il fallait voir mon copain boire son verre, petit doigt en l'air comme une vieille fille de la haute société.

Une fois dans la cage de l'escalier, nous sommes descendus jusqu'au rez-de-chaussée pour remonter aussitôt à un autre étage, puis un autre, puis un autre, jusqu'à ce que le gérant de l'immeuble, qui avait deviné notre manège, nous chasse de l'immeuble manu militari.


Ville de Montréal - Archives

Une fois dehors, nous avons traversé la rue pour visiter l'église Notre-Dame. La partie réservée au public ne nous intéressait pas beaucoup. Nous nous sommes faufilés derrière l'autel puis dans la sacristie. De là, franchissant une porte, traversant un couloir puis une autre porte, puis une salle puis d'autres portes, nous avons abouti dans un magnifique jardin où des religieuses étonnées sont venues nous demander ce que nous faisions là.

"Excusez-nous madame. Nous cherchions une salle de toilette et nous nous sommes écartés..."

Sans nous en rendre compte, nous avions pénétré dans une section cloîtrée et la religieuse qui nous a raccompagnés jusqu'à la sortie, nous a ordonnés sévèrement de quitter l'église tout de suite et d'utiliser les vespasiennes de la Place d'Armes de l'autre côté de la rue.

Sans vouloir porter ombrage à l'empereur Vespasien qui le premier en a eu l'idée, les montréalais appelaient plutôt ces édicules des "Camiliennes" ...en l'honneur de l'ancien maire Camilien Houde qui les avait construits durant la crise des années '30 pour donner de l'ouvrage à "son" peuple comme il disait.

Ces toilettes étaient situées sous la Place d'Armes; on accédait par deux larges escaliers en granit. Je me souviens que les portes battantes des vécés étaient en chêne vernis, les urinoirs étaient immenses et les robinets des lavabos étaient chromés.

De là, nous nous sommes dirigés à l'édifice de la "Royal Bank of Canada" sur la rue Saint-Jacques. Comme il n'y avait pas de préposées aux ascenseurs; nous nous sommes amusés durant plus d'une heure avant d'être repérés et expulsés. Les deux ascenseurs "express" qui montaient rapidement au 14e étage sans arrêter étaient nos préférés.

On s'amusait presque autant que dans les manèges du Parc Belmont.

Notre tournée s'est terminée à la cafétéria Cordner's sur la rue Saint-Jacques où, pour cinq cents, on nous a servi un grand verre de Pepsi "à la fontaine..."

À la Place d'Armes, nous avons trouvé sans peine deux «correspondances» encore valides qui nous ont permis de prendre le tramway 44 jusqu'à l'arrêt Des Carrières au milieu du tunnel Papineau.

L'odeur familière de la "dompe" nous a fait réaliser que nous étions revenus sur notre planète.

1 Dans ces temps heureux, on appelait encore les gens et les choses par leur nom et l'utilisation d'euphémismes était noins répandu. Il y avait des infirmes, des sourds, des aveugles, des pauvres, des malades, etc.

Les non-voyants, les mal-entendants, les handicapés, les bénéficiaires, les sans-abris n'étaient pas encore nés. Dans les grands magasins, ceux que nous appelons pompeusement des "partenaires" ou des "associés" s'appelaient plus simplement des commis ou des vendeurs. Ce qui n'a pas changé toutefois, ils travaillaient, au salaire minimum comme ceux d'aujourd'hui.

Claude Prince nous a quitté le 22 mai 2009.
En sa mémoire, je vais maintenir son site.
Bertrand L. Fleury

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