Souvenirs d'un vieux Montréalais

La première grève des professeurs de la C.E.C.M

Quel affreux scandale...
C'tu assez effrayant...
Mon dieu! dans quel monde vivons-nous? ...
Nos pauvres «p'tits zenfants»! quel mauvais exemple ils ont sous les yeux...
C'est l'anarchie...
Yont même pus le respect de leur vocation...
Ça finit de travailler à 4 heures pis «ça l'a» 2 mois de vacances...
L'Alliance, c't'un syndicat de communisses pis d'framassons...
Y
vont s'faire excommunier; tant pis pour eux autres..
.

Quel courage il a fallu à ces professeurs de l'Alliance pour déclencher la première grève de professeurs dans la très sainte et très soumise Province de Québec.

Duplessis avec son grand nez tout croche ne l'a pas senti venir celle-là.

J'étais inscrit à l'école Le Plateau au moment du déclenchement de cette grève historique. Je préfère toujours inscrit à étudiant parce que je fréquentais beaucoup plus souvent le parc Lafontaine le Manoir des Oliviers et la taverne Gazaille sur l'avenue du Mont-Royal que l'école elle-même.

La qualité de l'enseignement dispensé au Plateau n'avait rien à voir avec mon manque d'assiduité. À deux ou trois exceptions près, l'équipe de professeurs était de très haut calibre, les cours étaient intéressants et l'atmosphère extrêmement dynamique. La relation entre les professeurs et les étudiants était marquée par le respect mutuel.

C'était une école unique unique à Montréal à cette époque.

Ce manque d'assiduité s'explique plutôt par le fait qu'à l'apologétique, l'histoire sainte, la chimie organique, la physique appliquée, la trigonométrie et autres balivernes, j'avais choisi l'école de la vie...

Plus de cinquante ans plus tard, je n'ai jamais eu à regretter ce choix d'école.

Quel mauvais exemple pour la jeunesse! Vite, vite, qu'on apporte le verre de ciguë...

Aussi incroyable que cela puisse paraître, c'est à la taverne Gazaille que j'ai appris que les professeurs iraient en grève. À l'école, il n'en avait jamais été question. Quand j'ai demandé à un professeur de confirmer la rumeur, il a refusé. Il a dit qu'au cours d'une réunion de professeurs, il avait été décidé, à l'unanimité, que les problèmes de relations de travail n'avaient rien à voir avec l'enseignement.

C'est ce qui explique que le premier jour de la grève, tous les étudiants ont été pris par surprise. En arrivant à l'école, on nous a invité à nous rendre directement au gymnase où une réunion spéciale était organisée par le principal et quelques scabs.

Nous nous sommes rendu là, sans nous méfier. Une fois sur place, nous avons constaté que toutes les sorties étaient verrouillées. Nous avons compris que nous ne serions pas autorisés à sortir tant que les professeurs, qui avaient commencé à manifester devant l'école, n'auront pas été dispersés par la police.

Tout au fond du gymnase, un petit escalier en colimaçon menait aux douches. De là, on accédait à la salle de jeu au sous-sol. Je me suis dirigé vers cet escalier avec quelques camarades, mais il était surveillé par l'abbé S., notre professeur de philosophie. J'étais étonné de le voir là, car c'était un prêtre non-conformiste qui aurait dû, selon moi, supporter les grévistes.

Comme je m'approchais pour le saluer, il me dit tout bas : "J'ai déverrouillé la porte en bas; sauvez-vous par là et allez rejoindre les professeurs dehors. Ils ne savent pas que vous ne pouvez pas sortir; ils pourraient croire que vous ne supportez pas la grève."

Nous avons réuni les gars les plus costauds afin de former un cordon pour protéger la sortie et, sauf quelques dizaines de "têteux" qui y sont restés, le gymnase s'est vidé en moins de deux minutes. Craignant de créer un mouvement de panique, le directeur et ses scabs ont préféré ne pas intervenir.

Dégoûtés de l'attitude de la direction, qui avait tenté de nous retenir de force, les professeurs nous ont accueillis avec émotion. Ils venaient vers nous, nous serraient la main en nous remerciant. Quant à nous, nous étions émus de recevoir un accueil si chaleureux. Nous avions l'impression d'être soudain devenus des adultes.

La manifestation a duré près d'une heure. Discours, chants, cris de ralliement se sont succédé puis un cortège s'est formé en direction les bureaux du syndicat où les professeurs s'étaient donné rendez-vous.

À l'intersection des rues Papineau et Ontario, nous, les étudiants, avons décidé de quitter le cortège pour faire la tournée de quelques écoles, dirigées par des religieux, qui étaient restées ouvertes pour tenter de convaincre les étudiants de se joindre à nous.

Notre plan n'a pas fonctionné comme nous l'aurions voulu. Nous avions prévu arriver durant la récréation, envahir la cour de l'école et en ressortir avec le plus grand nombre d'étudiants possible.

Malheureusement, la première école que nous avions ciblée sur la rue Hochelaga était située en haut d'une colline et les frères nous ont vu venir de loin. Ils ont eu le temps de prévenir la police et de mettre fin à la récréation quelques minutes avant notre arrivée.

La police nous a encerclés et les agents nous ont forcés à pénétrer dans la cour. Une vingtaine de minutes plus tard, ils nous ont fait monter dans des autobus qui nous ont ramenés à l'école Le Plateau.

C'était raté.

Le groupe s'est rapidement dispersé sauf une dizaine d'entre nous qui avons décidé de nous réunir à la taverne du Plateau, sur la rue Rachel, pour planifier la journée du lendemain.

Nous n'avions pas beaucoup d'argent. En mettant toutes nos ressources en commun, c'est à peine si nous avons trouvé assez de monnaie pour payer un verre de bière à chacun.

Lorsque le propriétaire de la taverne a su qui nous étions et pourquoi nous étions là, il a nous offert une tournée royale : une grosse Molson à chacun. Il devait sans doute compter plusieurs de nos professeurs parmi sa clientèle. Deux ouvriers syndiqués, qui avaient déjà été en grève, se sont joints à notre discussion et eux aussi nous ont offert une tournée.

Finalement, la journée finissait beaucoup mieux qu'elle avait commencé.

Le lendemain, la direction nous a laissés entrer dans la cour comme si tout était normal. À l'heure prévue pour le début des cours, les scabs ont verrouillé les barrières de la clôture et nous avons été forcés de pénétrer dans l'école par la salle de jeux par où nous nous étions évadés la veille. L'abbé S. qui avait prévu le coup avait donné la clé des grandes portes de la salle à un de mes camarades et encore une fois, nous avons pu nous échapper.

Nous avons passé cette deuxième journée à manifester avec les professeurs. D'abord devant l'école, puis devant les bureaux du syndicat et finalement devant les bureaux de la C.E.C.M. Les manifestations se sont faites dans l'ordre et la police n'a pas eu à intervenir. L'école est demeurée fermée pour le reste de la grève.

Ce fut pour nous une première expérience de solidarité.

Claude Prince nous a quitté le 22 mai 2009.
En sa mémoire, je vais maintenir son site.
Bertrand L. Fleury

Retour