Souvenirs d'un vieux Montréalais

Les mauvais coups (1)

Sans méchanceté, et presque sans malice, nos mauvais coups étaient maintes fois le fruit de l'oisiveté, dite : «la mère de tous les vices». Fort heureusement, aucune de ces facéties n'a eu de conséquences graves.

Les embuscades aux tomates vertes

Vers la fin de l'été, les plants de tomates qui avaient poussé dans l'amoncellement d'ordures à la dompe (1) commençaient à donner des fruits. Chaque semaine, nous allions cueilleir les plus grosses qui nous servaient de munitions pour attaquer les «commerçants» (2), les guenilloux (3) et les marchands de glace qui circulaient chaque jour dans nos ruelles.

Les commerçants énuméraient en chantant la liste des produits qu'ils offaient en vente : «On a des fraises, des concombres, des choux, des carottes, des patates... On a des fraises...». Le marchand de glace pour sa part répétait sans cesse : «Ice, d'la glace, dix cennes le morceau... Ice, d'la glace...». Le guenillou braillait sur un ton nasillard : «Des guénilles à vendre... Des guénilles à vendre...»

Un petit sentier entre deux maisons de la rue Des Carrières débouchait au point de croisement de deux ruelles et transformait l'intersection en « Y ». Des tomates plein les poches, nous formions trois commandos de quatre ou cinq ti-culs chacun. Le premier groupe se cachait près de l'accès à la ruelle par la rue Chabot, le second à l'accès par la rue Bordeaux et le troisième se postait à l'entrée du passage.

Au moment précis où le cheval, arrivé à l'intersection, tournait le coin et se trouvait à angle droit avec la voiture, les trois commandos sortaient de leur cachette et attaquaient l'équipage sur trois fronts. En quelques secondes, les dizaines de tomates, que nous avions fendues avec un canif pour les attendrir, venaient s'écraser sur le cheval, la voiture ou son conducteur.

Lorsque la victime, figée par la surprise, parvenait enfin à réagir, nous étions déjà rendus trop loin pour être ratrappés.

Les embuscades aux ampoules électriques

À chacune de nos visites à la «dompe», nous récupérions toutes les ampoules électriques, les tubes néon, et les bouteilles vides que nous trouvions pour préparer nos embuscades dans le tunnel Papineau.

Séparés en deux groupes, chaque côté de la voie ferrée, nous attendions patiemment qu'un piéton s'engage dans le tunnel sous la rue Dandurand et nous faisions éclater 4 ou 5 ampoules tubes néon ou bouteilles vides sur le trottoir à chaque extrémité du tunnel.

Croyez-moi, l'effet était saisissant et ça faisait peur. Les gens avaient deux réactions : ou ils sortaient à toute vitesse en criant; ou figés par la peur, ils attendaient un long moment avant de s'aventurer plus loin. Quant à nous, nous avions amplement le temps de quitter la voie ferrée et de nous enfuir par la rue Masson.

Les guenilloux

Les ménagères gardaient leurs retailles de couture, guenilles, vieux vêtements, rideaux, serviettes, etc. dans une poche à l'entrée du hangar. Quand elle était pleine, elles profitaient de la visite du guenilloux pour s'en débarasser.

Des guenilloux passaient presque chaque jour dans les rues et les ruelles et offraient aux ménagères d'acheter, pour quelques sous, leur poche de guenilles ainsi que les vieux journaux, les bouteilles, les rebuts de métal, les vieux meubles et toutes les bricoles inutiles qui traînaient dans la maison.

Pour attirer l'attention de la clientèle, ils criaient inlassablement sur un ton braillard : «Des guenillllles à vendre... des guenilllles à vendre... des guenilllles à vendre...»

Lorsqu'une dame sortait en lui faisait signe de monter, le guenillou attachait son cheval par la patte ou quand il était à pied, il bloquait une roue de sa brouette avec une pierre avant de pénétrer dans le hangar pour évaluer la marchandise à acheter.

Les négociations étaient souvent longues et ardues. Le guenilloux offrait dix «cennes» pour la poche de guenilles tandis que la ménagère en demandait vingt-cinq... Il fallait un bon quart d'heure pour finalement convenir que quinze cennes c'était bien raisonnable. Faut dire qu'au début des années '40, on allait pas mal loin avec un gros «trente sous». (4)

Parfois, nous profitions de ces longues négociations pour dételer le cheval et le conduire dans la ruelle voisine. D'autres fois, nous nous contentions de vider le contenu de sa voiture dans la ruelle. Si le guenilloux n'avait qu'une brouette, nous la montions avec des cordes sur le toit du garage au coin de la ruelle. Si elle était trop lourde, nous allions la cacher dans une cour... Ces fois-là, le guenillou trouvait la journée bien longue...

Les écuries municipaux

Durant la guerre, la collecte des ordures ménagères se faisait encore, dans certains quartiers, avec des tombereaux tirés par des chevaux. L'édifice situé au 1500 de la rue Des Carrières abritait les écuries de la voirie municipale.

Chaque écurie était divisée en deux rangées de vingt-cinq stalles, séparées par une allée d'une vingtaine de pieds de largeur.

Les chevaux qui revenaient fourbus à la fin de la journée étaient accueillis par les palefreniers qui les conduisaient un par un dans leur stalle. Il les nourrissait et leur donnait un bon coup d'étrille.

C'étaient des bêtes magnifique.

Toutes semblables avec la robe brun clair, une tache blanche sur le front, la queue et la crinière abondante et des grosses touffes de poils longs sur le bas des pattes. Je crois que c'étaient des percherons. En tout cas, vus par des ti-culs comme nous, ils paraîssaient énormes et extrêmement puissants.

Photo - Ville de Montréal - Archives

Pour réaliser nos mauvais plans, nous devions commencer par apprivoiser le palefrenier. Vers 19 heures, les bêtes avaient mangé, leur toilette était faite et le calme règnait dans les écuries. Nous nous approchions timidement et, nous adressant au palefrenier, nous disions :

- «Monsieur, monsieur, on peux-tu rentrer, on voudrait r'garder vos chevaux...»
- «Pas toute la gang à la fois... pis m'nez pas d'train... les bêtes se reposent.»
- «Non non monsieur, juste moé pis lui... Les autres y viendront demain.»
- «Rentrez deux par deux pis sortez par la porte au fond de l'écurie... Pis j'vous dis encore une fois, m'nez pas d'train sans ça j'vous "crisse" dehors.»

Après quelques jours, la confiance règnait et le palefrenier nous laissait entrer plus librement dans son écurie. Nous pouvions rester tant que nous voulions. En échange, nous allions acheter sa bière à l'épicerie du coin. Peu à peu nous avons eu la permission de nous approcher et même de toucher aux chevaux; nous en connaissions quelques uns par leur nom.

L'heure de la trahison approchait.

Au jour " J ", après avoir acheté quelques tresses de 36 «pétards», nous nous rendions aux écuries. Pendant que le palefrenier dégustait sa bière dans le petit bureau du contremaître, selon le plan prévu, nous prenions place aux extrémités et au centre de l'écurie et nous mettions le feu à quatre ou cinq séries de 36 pétards avant de nous enfuir à toutes jambes. Dans cet immense édifice en béton, cette pétarade cela faisait tout un vacarme et le palefrenier avait une longue soirée devant lui avant que les bêtes ne retrouvent leur calme.

L'obsession de la sirène d'alerte

Durant la deuxième guerre mondiale, bien qu'une attaque sur Montréal fut très peu probable, voir même impensable, une fois par mois et sans pré-avis, les autorités militaires nous faisaient subir des exercices de bombardement.

Au beau mileu de la soirée, tous les lampadaires du quartier s'éteignaient d'un seul coup et le cri strident de la sirène déchirait le ciel des kilomètres à la ronde.

C'était le black out.

Tous les citoyens devaient se réfugier rapidement à l'intérieur et attendre la fin de l'alerte dans l'obscurité la plus totale.

Des équipes de bénévoles arpentaient les rues et si la moindre lueur de chandelle était visible de la rue, ils sifflaient ou venaient sonner à la porte pour signaler l'infraction.

Photo - Ville de Montréal - Archives

Cette puissante sirène était installée dans un cabanon sur le sommet de la cheminée désafectée de l'incinérateur de la Ville.

Après le deuxième exercice, nous n'avions plus qu'une seule idée en tête : activer le moteur de la sirène pour lancer une fausse alerte. Toutes nos autres activités nous paraissaient sans intérêt.

C'est vite devenu une obsession.

Nous ne parlions que de çà et nous ne pensions qu'à çà.

Une première visite a été organisée pour explorer les lieux. Pendant que deux trois ti-culs jasaient avec le gardien, un commando est monté sur le toit de la chaufferie pour examiner les abords de la cheminée. Le plus brave du groupe a grimpé une trentaine d'échelons le long de la cheminée pour voir quel effet cela faisait.

Il ne fallait pas avoir le vertige...

Lors de la deuxième visite, nous avons apporté des cigarettes et nous avons demandé au gardien de nous faire visiter les fosses à déchets et les fours de l'incinérateur. Le commando a eu tout le temps qu'il fallait pour se rendre jusqu'en haut de l'échelle et pénétrer dans le cabanon. Le levier de mise en marche de la sirène n'était protégé que par un cadenas. Un marteau ou des cisailles en viendraient à bout sans peine.

Avant de partir, nous avons demandé au gardien si on pouvait apporter de la bière la prochaine fois. Il a dit :

- "O.K. mes p'tits torrieux, mais faites vous pas pogner par vos parents."

- "Pas peur l'bonhomme y a pas d'danger..."

Nous étions fins prêts pour faire notre mauvais coup.

Malheureusement (ou heureusement), nous avons manqué notre coup. La fois suivante, une patrouille de police qui passait par hasard a surpris le commando sur le toit. Tous les gars ont pu descendre rapidement du toit de la chaufferie et se sauver par la voie ferrée jusqu'au tunnel de la rue De Lorimer.

La surveillance a été accrue et, chanceux de nous en être tirés ainsi, nous n'avons plus fait de tentatives.

(1) dépotoir, décharge publique
(2) marchand de primeurs
(3) chifonnier, regrattier
(4) on disait familièrement un gros trente sous pour désigner la piéce de 25 cents

Claude Prince nous a quitté le 22 mai 2009.
En sa mémoire, je vais maintenir son site.
Bertrand L. Fleury

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