Souvenirs d'un vieux Montréalais

Un terrain de jeux de rêve : le dépotoir de la rue Des Carrières

Au moment où j'étais ti-cul, les "dépotoirs", les "décharges publiques", les "centres de tri et d'élimination des déchets" ou les "sites d'enfouissements" n'existaient pas.

Il n'y avait que des "dompes".

Entre enfants on se disait :

"On vas-tu jouer à dompe?" ou "On crisses-tu l'feu dans dompe?" ou "Molson a encore jeté des "kékannes" de bière dans la dompe..."

Quand le vent soufflait de l'ouest, nos parents, en "s'assisant" su'a galerie en début de soirée, disaient : "La dompe à pue à soir, y va mouiller".

Si le feu "pognait" dans la dompe, le monde disait : "Les p'tits criss ont encore mis l'feu dans dompe"...

Où qu'elle soit située, la "dompe" est toujours la même et son odeur ne change pas.

La première que j'ai connue, vers l'âge de six ans, était située dans l'ancienne carrière Martineau au nord de la rue Bellechasse. Pour deux cennes par commande, j'allais à l'épicerie Bourdon acheter de la bière pour les "vidangeurs" qui n'avaient pas le temps de se rendre jusqu'à la taverne Aronoff sur la rue Papineau.

Ensuite, ce fut la dompe de la rue des Carrières (la partie sud du parc Marquette actuel) qui devint, durant quelques années, mon terrain de jeu préféré; la dernière, celle au nord de la rue De Fleurimont était innondé; un de mes camarades y est mort noyé en jouant à Tarzan sur un radeau de fortune.

Une chose a changé : l'arrivée des "mouettes" qui, semble-t-il, ne sont pas des mouettes mais plutôt des goélands… dans mes dompes, il n'y avait que des rats.

Petit pouilleux, j'avais à peine dix ans, quand, pour la première fois, j'ai mis le pied dans la "dompe" de la rue Des Carrières. J'ai ressenti le même emballement qu'un enfant d'aujourd'hui lâché "lousse" dans un magasin "Toys-R-Us" rempli de Nintendo.

Tout ce qu'un ti-cul pouvait rêver posséder était là, à notre portée :

    • des bouts de bois et de la tôle pour se bâtir une cabane
    • des caisses d'oranges pour se faire des "cabarouets"
    • des ampoules électriques et des tubes néons pour faire éclater sur les murs de l'école ou dans le tunnel Papineau
    • les surplus de l'armée pour agrémenter nos jeux de guerre dans la ruelle. (Beaucoup de matériel de guerre aboutissait à la dompe. Soit que l'on en avait fabriqué dix fois plus que nécessaire ou qu'il était imparfait et qu'il avait été rejeté au contrôle de qualité.)
    • des canettes de bière (Ces premières canettes de bière étaient embouteillées comme les bouteilles et il fallait les décapsuler avec un ouvre-bouteilles. La durée de conservation n'était que de 90 jours; après cette date, la brasserie Molson les jetait à la "dompe". Il fallait se battre avec les adultes pour en récupérer de quoi remplir notre voiturette. C'était absolument imbuvable mais quand tu as dix ans et que tu peux boire de la bière à volonté «sul'bras», tu ne regardes pas le goût.)
    • des vieux corsets et des sous-vêtements féminins.

La cour d'école des filles était mitoyenne à celle des garçons; quand on lançait un vieux corset à baleines, un soutien-gorge rose chair ou une petite culotte par-dessus la clôture, les sœurs sonnaient immédiatement la fin de la récréation.

Indignée, l'une d'elle mettait des grands gants noirs et venait chercher l'objet du scandale pour en disposer.

C'était tordant…

Beaucoup de femmes, dans cette période de grande noirceur, n'osaient pas étendre leurs sous-vêtements sur la corde à linge durant le jour.

Par pudeur, elles les mettaient à sécher la nuit ou elles les étendaient sur des cordes à linge dans la maison.

La dompe était aussi notre champs de bataille préféré.

Nous nous bagarrions, tant qu'ils voulaient se battre, avec les gangs de ti-culs des autres quartiers. Nos chicanes avec les adultes se limitaient le plus souvent à un échange d'insultes; parfois, l'un de nous, qui leur avait lancé une pierre ou une bouteille recevait un bon coup de pied au cul mais ça n'allait pas plus loin.

Toutefois, à deux occasions, lors de déchargements de cannettes de bière, les adultes ont dépassé les bornes. Pour nous venger, les plus grands de la gang sont revenus dans le trou; ils ont répandu de l'huile à lampe sur le périmètre de la "dompe" et y ont mis le feu.

Sauve qui peut général....

La première fois, le brasier a été maîtrisé rapidement, mais la fois suivante, nous avons attendu la tombée de la nuit et l'incendie a empesté le quartier pendant huit jours.

C'était un vrai paradis quoi!

Claude Prince nous a quitté le 22 mai 2009.
En sa mémoire, je vais maintenir son site.
Bertrand L. Fleury

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