Souvenirs d'un vieux Montréalais

La grève chez



De toutes les entreprises paternalistes à Montréal,
était la championne.

À l'occasion de je ne sais trop quel anniversaire, les employés, qui gagnaient des salaires minables, s'étaient cotisés pour offrir à la richissime famille Dupuis un luxueux "abreuvoir" (on dirait aujourd'hui une fontaine) à l'usage de sa distinguée clientèle.

Située près des ascenseurs, cette fontaine portait une dédicace gravée dans le marbre à la gloire de la Sainte Famille Dupuis.

En plus d'être le magasin préféré des petits bourgeois et de l'élite canadienne-française, Dupuis &Frères était à peu de choses près le fournisseur exclusif du clergé sur le territoire du Grand Montréal. Prêtres séculiers, pères, sœurs et frères économes de la plupart des congrégations religieuses venaient s'approvisionner chez Dupuis où ils étaient reçus avec tous les égards que leur rang commandait.

Dans les autres rayons, les petits bourgeois qui bénéficiaient d'un compte courant avaient droit à presque autant d'égards. Les courbettes et les "plairait-il à madame..." étaient monnaie courante. Députés et échevins étaient reçus comme des princes .

Imaginez l'immense scandale quand, le 2 mai 1952, peu de temps après l'horrible grève de l'amiante, qui avait chassé Monseigneur Charbonneau du diocèse de Montréal, les employés de la très sainte maison Dupuis &Frères décidèrent de faire la grève.

Quels ingrats...

Le vote de grève était nettement majoritaire, le syndicat avait respecté toutes les lois du travail, les revendications étaient des plus légitimes mais la Sainte Famille Dupuis, appuyée par le gouvernement, les petits bourgeois et l'élite canadienne-française, décida d'avoir recours à des briseurs de grève et de garder le magasin ouvert.

Au début, la clientèle hésitait à franchir les lignes de piquetage mais petit à petit, attirée par les réclames à bas prix offertes par le magasin, l'achalandage retrouvait son niveau normal. Le syndicat des employés de Dupuis &Frères affilié à la Confédération des travailleurs catholiques canadiens (C.T.C.C. l'ancêtre de la CSN) fut forcé de réagir et d'augmenter la pression sur les scabs. La sortie des employés à la fin de leur journée de travail devint de plus en plus pénible et la famille Dupuis dût louer des autobus pour les ramener chez-eux.

À cette époque, je travaillais pour les grossistes Greenshield Hogson Racine sur la rue Saint-Paul.


Édifice Racine - Achives - Ville de Montréal

J'avais entrepris des démarches pour syndiquer mes camarades de travail et le conflit chez Dupuis &Frères me permettait d'être en contact avec les dirigeants de la C.T.C.C., souvent présents sur les lignes de piquetage. Durant l'heure du dîner, je me rendais au magasin avec quelques camarades pour supporter l'effort des grévistes.

Personne parmi les scabs ne nous connaissait; nous pouvions donc comme les clients circuler librement dans le magasin. Au début, nous nous contentions de faire perdre le temps du personnel en posant des tas de questions sur divers articles que nous faisions semblant de désirer acheter. Puis nous avons commencé à déplacer la marchandise d'un rayon à l'autre, changer les affiches de prix, lancer des objets dans les escaliers mécaniques, etc.

Après quelques jours de ce manège, nous avons été repérés et dès lors, nous sommes devenus "persona non grata".

Les agents nous expulsaient manu militari.

Nous avons alors décidé de concentrer notre action à l'extérieur avec ceux qui faisaient le piquetage aux issues du magasin.

À la fin de la journée, les scabs empruntaient un corridor souterrain pour passer du magasin à l'école Victor Doré située de l'autre côté de la rue où des autobus, loués par Dupuis & Frères, les attendaient dans la cour. Le premier vendredi soir, appuyés par des centaines de grévistes et quelques milliers de curieux, nous avons bloqué, durant plus d'une heure, la sortie des autobus. Les scabs étaient morts de peur. Nous avons libéré la sortie lorsque les policiers à cheval ont foncé sur nous.

La semaine suivante, la sortie ne s'est faite qu'au début de la nuit. Entre-temps, nous avions appris que les chevaux étaient entraînés à lever la patte dès que le sabot touchait quelque chose de mou; sachant qu'il n'y avait aucun danger d'être écrasés, nous avons résisté aux assauts répétés de la cavalerie. Vers minuit et demi, la police a formé un peloton d'une quarantaine d'agents armés de bâtons et a donné la charge pour libérer la sortie. Nous avons engagé la bagarre, mais nous n'étions pas de taille. En moins de quinze minutes, tout était rentré dans l'ordre. Peu après, les négociations ont repris et la grève a pris fin le 28 juillet.

Chez Dupuis & Frères, les choses n'ont plus jamais été les mêmes. Ceux qui étaient sorti sur les lignes de piquetage n'ont jamais pardonné aux scabs d'avoir travaillé durant la grève.

Les p'tits boss ne savaient plus comment diriger des employés dorénavant à l'abri de l'arbitraire, la famille Dupuis n'a pas réussi à maintenir un niveau acceptable de rentabilité en respectant des droits élémentaires de ses employés. Elle a dû fermer le magasin après quelques années.

Le Québec a survécu à ce naufrage... Qui l'aurait cru?

Claude Prince nous a quitté le 22 mai 2009.
En sa mémoire, je vais maintenir son site.
Bertrand L. Fleury

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