Souvenirs d'un vieux Montréalais

Le temps des Fêtes

Malgré la pauvreté dans laquelle nous vivions, d'aussi loin que je me rappelle, le temps des fêtes a toujours été une période plutôt joyeuse à la maison.

Il était peu ou pas question du Père Noël ni même de Saint Nicolas.

Chez-nous; c'était le p'tit Jésus.

C'est lui qui apportait les oranges, le sucre à la crème, les bonbons clairs, etc. Toute la fête tournait autour de la naissance de Jésus, de la messe de Minuit et des cantiques de Noël.

Le "White Chrismas" de Bing Crosby n'avait pas sa place dans notre foyer. Faut dire que nous n'avions pas la radio et notre "gramophone à poignée" était brisé depuis tellement d'années qu'il ne restait que le meuble qui nous servait de bibliothèque.

Le mythe du p'tit Jésus était difficile à croire pour nous parce que la veille, nous avions bien vu notre grande sœur faire cuire le sucre à la crème et quand le livreur d'épiceries avait déballé la commande sur la table de la cuisine, nous avions aussi vu maman cacher maladroitement les bonbons clairs dans le tiroir de sa commode.

Quant aux oranges, nous savions très bien qu'elles venaient du panier de Noël de Société Saint-Vincent-de-Paul que mes parents acceptaient humblement chaque année avec un peu de honte et beaucoup de gratitude.

Homme d'église, mon père était très connu dans la paroisse; pour lui, recevoir un panier de Noël de ses compagnon de la Ligue du Sacré-Coeur, du Tiers-Ordre ou de la Chorale, en plein après-midi de veille de Noël, n'avait rien de très réjouissant.

Papa n'a jamais rien dit devant nous, mais je suis convaincu qu'il acceptait ces dons uniquement pour le bien-être de sa famille. Quant à lui, il aurait sans doute préféré crever de faim plutôt que subir cette humiliation.

J'ai retenu de ces temps de misères que faire la charité n'est pas chose facile. Donner sans amour et sans respect, c'est humilier.

C'est faire payer bien cher son aumône à celui qui la reçoit.

Au réveillon de Noël, c'était devenu une tradition; maman aimait bien qu'un étranger se joigne à notre table. Une année, c'était un immigrant, une autre fois, une fille enceinte, un vieillard oublié par tout le monde, une personne seule...

Je ne sais pas où elle les dénichait, mais à chaque Noël, elle trouvait toujours quelqu'un. Cela lui rappelait disait-elle, les temps heureux où, dans la maison familiale, au cœur du village de Saint Louis de Gonzague, son père hébergeait des "quêteux".

Une année, elle a accueilli un évadé de la prison Bordeaux. L'histoire paraît invraisemblable, mais elle est absolument vraie.

Ceci n'est pas un conte de Noël.

C'est une histoire vécue.

Vécue telle que je vais la raconter.

Roger P. purgeait une sentence de "deux ans moins un jour" à la prison de Bordeaux. Atteint de tuberculose, en phase terminale, il fut transféré à l'Hôpital du Sacré-Coeur de Cartierville à quelques rues de la prison. Le malade, avec qui il partageait la «chambre des mourants», était lui aussi sur le point de crever. Juste avant de mourir, il demanda à Roger d'écrire à la jeune femme, avec qui il correspondait depuis plusieurs mois, pour l'informer de son décès.

Roger P. trouva l'adresse dans ses affaires et écrivit une très très longue lettre à cette dame. Après l'avoir informée du décès de son ami, il lui raconta sa vie de misère : de sa petite enfance dans une Crèche de Montréal jusqu'à son lit de mourant à l'hôpital en passant par l'orphelinat, l'école de réforme et la prison.

Émue, la jeune femme qui habitait dans la région de Drummondville, prend le premier autobus disponible et vient le visiter à l'hôpital. Roger est tellement mal en point que le gardien qui le gardait a été réassigné à son poste à la prison.

Jeanne resta avec lui jusqu'au souper. Cette visite lui redonna espoir et sa condition s'améliora quelque peu. Elle retourna à Drummonville durant la soirée et lui écrivit à son tour une lettre aussi longue que la sienne.

Quelques jours plus tard, Roger entend parler d'un docteur qui soigne la tuberculose selon une méthode peu orthodoxe. Rayé du Collège des médecins, il pratique clandestinement dans une maison privée située près de l'hôpital. N'ayant rien à perdre, Roger décide de s'évader durant la nuit afin de tenter de rencontrer ce docteur. Il discuta de son projet avec mon frère qui terminait le lendemain sa convalescence dans une chambre près de la sienne.

C'était deux jours avant Noël.

Dès qu'elle eut vent du projet, malgré tous les risques que sa maladie contagieuse représentait pour sa famille, ma mère décida de l'héberger chez-nous, . Il fut convenu que le 24 décembre, Roger attendrait mon frère et ma mère à l'arrêt du tramway St-Denis-Sault.

Il faisait peine à voir.

Pieds nus dans ses pantoufles, il ne portait qu'un pyjama sous le manteau un peu trop grand qu'il avait "emprunté" à un voisin de chambre en se sauvant de l'hôpital.

Il n'était pas montrable et même si pour maman, c'était une dépense exorbitante, elle n'avait pas eu le choix... ils ont pris un taxi pour rentrer à la maison.

L'épicier devra, encore une fois, nous faire crédit pour la commande d'épiceries de la semaine de Noël.

Elle se dit que le Bon Dieu trouverait bien le moyen d'arranger ça.

Roger passa la nuit et la journée de Noël à la maison. Le lendemain, son amie Jeanne vint le chercher. Elle apportait avec elle un peu moins de 200.00$, soit tout l'argent qu'elle avait économisé durant sa vie. Le couple s'installa pour quelques semaines dans une maison de chambres dans l'édifice voisin du célèbre Café Montmartre sur la rue St-Laurent.

Est-ce le traitement de ce médecin qu'il l'a guéri?

Est-ce l'amour de Jeanne qui lui a redonné vie?

Est-ce la magie de Noël qui l'a ressuscité?

Comment savoir?

Ce que je me souviens, c'est que vers la fin du mois de février, Roger vendait des produits de beauté de porte-à-porte; un peu plus tard ce fut des produits alimentaires puis des encyclopédies. Un jour qu'il faisait son porte-à-porte en offrant des aspirateurs électriques, Roger sonne à la porte d'un bureau de médecin. Le voyant en si piteux état, (l'appareil était plus lourd que lui) le brave docteur ferme son bureau, le fait monter dans son automobile et le ramène à la compagnie "Filter Queen" en leur disant qu'ils devraient se chercher un vendeur en meilleure santé, celui-ci est en train de crever...

Il a vécu ainsi de toutes sortes d'expédients durant deux ans avant qu'on le perde définitivement de vue.

Durant la première année, Jeanne et Roger sont venus souvent à la maison. Jeanne était une brave fille aussi naïve que généreuse. Roger, enfin heureux n'a jamais récidivé et la police ne l'a plus importuné. On a dû le compter pour mort. Lorsqu'il rencontrait un ancien détenu, il disait en souriant à Jeanne que c'était un ancien collègue de l'Université.

Dès qu'il a eu un peu d'argent, son premier souci fut de faire un cadeau princier à maman. Il lui a offert une "coutellerie" et un "set de vaisselle". Du grand luxe pour la famille qui depuis longtemps n'utilisait que de la vaisselle ébrêchée et des ustensiles dépareillés.

Chaque fois qu'elle mettait la table, maman se souvenait affectueusement de ce petit couple d'amoureux. Elle qui n'a jamais désobéi à quelque loi que ce soit, n'a jamais regretté d'avoir hébergé cet évadé de prison.

Lorsque nous la taquinions sur l'illégalité de son geste elle citait l'Évangile: "En vérité je vous le dis, ce que vous faites au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous le faites."

Et elle poursuivait en disant: "C'est pas un évadé de prison que nous avons recueilli ce jour-là, c'est le bon Dieu lui-même... souvenez-vous de ça mes p'tits enfants".

Claude Prince nous a quitté le 22 mai 2009.
En sa mémoire, je vais maintenir son site.
Bertrand L. Fleury

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