Souvenirs d'un vieux Montréalais

Un p'tit lundi dans la vie de maman

5 heure 30...
DRRRING ... DRRRING...
Le "Big Ben"(1) sonne le réveil. Mon père se lève prestement, fait sa toilette, se rase, s'habille et part pour l'église chanter la messe de 6 heures et les suivantes.

Il a ainsi chanté les messes, tous les jours, durant plus de 60 ans sans manquer une seule fois. Ma mère reste au lit quelques minutes en attendant qu'il soit parti puis, se lève à son tour pour préparer le petit déjeuner.

Avant toute chose, il faut allumer le "poèle" pour faire rôtir les toasts et préparer le café. L'été, ma mère "part son feu" avec quelques copeaux et un ou deux petits rondins; elle l'alimente ensuite avec une douzaine de noeuds de papier journal, confectionnés la veille avec les pages de La Presse. Ça brûle rapidement mais c'est suffisant pour le déjeuner et cela réchauffe moins la cuisine qu'une bûche d'érable.

Nous avions un immense "poèle en fonte"(2) fabriqué au début du siècle par la «Fonderie l'Islet». En plus de ses huit ronds, une "rallonge" sur le côté gauche permettait de faire le service en dehors hors du feu et il était surplombé d'une corniche qui servait de réchaud.

Le menu du déjeuner variait peu; une journée nous mangions des toasts et le lendemain, des galettes à la farine de sarazin. Parfois, ma mère et les les filles mangeaient de la "soupane"(3).

Comme le "poèle" occupait la moitié de la cuisine, on ne déjeunait pas tous en même temps. L'aîné et les deux filles mangeaient en premier; puis c'était au tour de mes deux autres frères et finalement, mon frère cadet et moi venions rejoindre maman qui prenait son repas en nous servant le nôtre. Ça se déroulait rondement et personne ne flânait à table. Le dessus du poèle était assez grand pour rôtir huit à dix tranches de pain ou une douzaines de galettes à la fois; les jours où les toasts étaient au menu, c'est trois pains et une livre de beurre qui y passaient...

Quand il faisait vraiment trop chaud, maman rôtissait le pain directement sur un brûleur du petit poèle à l'huile. C'était plus long car on ne faisait que 4 «toasts» à la fois et ça goûtait un peu le «poèle à l'huile».

Aussitôt le petit déjeuner fini, maman rentrait les cinq ou six pintes de lait laissées, sur la «galerie», par le laitier et les collait soigneusement sur ce qui restait du morceau de glace de la veille. Ensuite, elle vidait le plat sous la glacière avant qu'il déborde; elle devait penser à vider ce plat le matin et le soir chaque jour de sa vie...

Elle plaçait ensuite les affichettes en carton, fournies par chaque fournisseur, dans la fenêtre de la porte.

On voyait au recto de celle du livreur de glace un gros "25" inscrit en rouge et un gros "50" inscrit en bleu au verso. Elle affichait le chiffre correspondant à la grosseur du morceau désiré.

Les carton disribués par le boulanger ne contenaient que le nom de la boulangerie; en le mettant dans la fenêtre elle disait au livreur que l'on avait besoin de pain et le livreur sonnait à la porte avec un gros panier d'osier chargé de pains et de gateaux.

Lorsque l'affiche n'y était pas, le boulanger passait tout droit.

Pour le laitier, la procédure était tout le contraire.

Le carton fourni par la laiterie affichait "PAS DE LAIT" et on le mettait dans la fenêtre seulement quand on ne voulait pas de lait. Le laitier se faisait payer d'avance et il laissait autant de pintes sur le perron qu'il y avait de "bons de lait"(4) dans les pintes vides.

Il vendait des carte de trente "bons de lait" samedi matin, maman n'aimait pas beaucoup cette politique car elle avait peur de se les faire voler.

Aussitôt les déjeuners finis, les plus vieux faisaient leur toilette à tour de rôle et partaient travailler; les autres attendaient leur tour et s'en allaient à l'école tandis que mon frère cadet et moi restions en pyjama en attendant que maman nous donne notre bain et nous aide à nous habiller.

Le lundi, était consacré au lavage. La veille, mon père avait fendu quelques bûches et placé quelques rondins et 7 ou 8 quartiers d'érable dans la boîte à bois.

Pour chauffer l'eau, mon père avait fait installer un "water front" dans le vieux poèle. Ce chauffe-eau était relié à la "tank"(5) qui amenait l'eau chaude jusqu'à la "champlure" au dessus du "sink"(6).

Avant cela, ma mère devait faire chauffer l'eau sur les ronds du poèle dans un immense "boiler"(7), le porter à bout de bras et le verser dans la "laveuse" ou les cuves.

En sortant de table, maman repartait son feu. Dès que l'eau commençait à être chaude, elle lavait la vaisselle du petit déjeuner; (une dizaine de tasses, une douzaine d'assiettes, autant de verres, deux ou trois pintes de lait vides, les couteaux, les fourchettes, etc.)

En un mot, de quoi remplir deux lave-vaisselle d'aujourd'hui.

Ensuite, elle se préparait à faire la lessive.

Elle devait tirer son immense machine à laver près de l'évier, aller dans la "shed"(8) chercher les deux anciennes chaises sans dossier sur lesquelles elle plaçait les cuves en tôle galvanisée chaque côté de l'essoreuse et remplir tout ça d'eau chaude.


laveuse à linge des années '20

Elle commençait par laver le linge blanc avec du savon "Barsalou». L'agitateur de la lessiveuse était activé manuellement par un levier à gauche de la cuve. On passait ensuite le linge dans l'essoreuse à manivelle vers la cuve d'eau de "Javel La Parisienne" et de là, on le passait une autre fois à l'essoreuse vers la cuve contenant l'eau de rinçage dans laquelle maman avait fait dissoudre auparavant un petit cube de "bleu à laver".

Ce n'était des p'tis lavages; elle devait faire deux et parfois trois brassées de "blanc" et autant, sinon plus, de "foncé".

Entre chaque brassée, il fallait mettre tout ça à sécher sur les cordes à linges. Imaginez les jours de pluie tout ce linge étendu dans le passage, le salon et la salle à manger.

Comme nous n'étions pas riches, dès la dernièr brassée de linge étendue sur la corde, maman devait repasser les draps et les taies d'oreiller car nous n'en avions pas de rechange. Elle mettait 5 ou 6 fers à chauffer sur le dessus du poèle qu'elle saisissait à tour de rôle avec la poignée de bois. Il fallait les remettre à chauffer quand ils n'étaient plus assez chauds.


fer avec manche amovible

C'était une corvée qui n'en finissait plus.

Entre tout ça, maman devait faire les lits, préparer le repas du midi pour ceux qui revenaient dîner à la maison, laver la vaisselle du dîner et préparer le repas du soir pour dix personnes. (une grosse marmite de soupe, 8 à 10 livres de "patates" à éplucher et à faire bouillir, une pièce de viande de 8 à 10 livres à faire rotir, un déssert à préparer, etc.)

De plus, maman devait à tout moment interrompre ce qu'elle faisait pour répondre au livreur de glace, au boulanger, à l'agent d'assurances de la Métropolitaine, au livreur de thé de la Castle Blend(9), au Juif(10) qui venait "collecter" son 2.00$ toute les semaines, au libraire ambulant(11) qui louait ses romans d'amour 0.02¢ par semaine et nous surveiller mon p'tit frère et moi.

Enfin, vers 19 heures, après la prière en la famille, elle s'installait sur le perron avec son linge à repriser, un tricot ou une courte-pointe à piquer.

C'est épuisant rien que d'y penser...

Ceux et celles qui parlent de ce temps-là en disant que c'était "le bon vieux temps" n'étaient pas mère de famille ou si elles l'étaient, elles avaient certainement une cuisinière au gaz, un "frigidaire"(12) une machine à laver automatique, un fer à repasser électrique et deux enfants au lieu de huit.

(1) gros réveil-matin à deux cloches
(2) cuisinière
(3) sorte de bouillie de flocons d'avoine
(4)
coupons vendus en carte de 30 unités
(5) réservoir à eau chaude
(6) évier recouvert de zinc
(7) grosse bouilloire de forme oblongue munie d'une poignée à chaque extrémité
(8) hangar attenant à la cuisine
(9) compagie qui vendait son thé de porte à porte
(10) vendeur de la Montreal outfitter (vêtements et linge de maison
(11) vendeur itinérant qui louait ou vendait de livres
(12) réfrigirateur

Claude Prince nous a quitté le 22 mai 2009.
En sa mémoire, je vais maintenir son site.
Bertrand L. Fleury

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