Souvenirs d'un vieux Montréalais

Mes "robineux" préférés

J'ai toujours été fasciné par les "robineux" de Montréal. À la fin des années '40, c'est ainsi que l'on appelait les gens qui sollicitaient les passants sur la rue.

"Vous auriez pas un p'tit cinq cennes pour une tasse de café? Ça fait deux jours que je n'ai pas mangé".

Avec le temps, le cinq cennes est passé à dix cennes puis à un p'tit trente sous. En leur donnant la monnaie, on savait bien que l'aumône demandée correspondant au prix d'un verre de bière serait sans aucun doute utilisée à cette fin.

Le mot "robineux" vient sans doute du mot "robine" qui lui-même doit être une déformation de l'anglais "rubbing alcohol". De la robine, c'était de l'alcool à friction mais le mot désignait aussi toute forme d'alcool frelaté ou obtenu ailleurs que dans une succursale de la Commission des liqueurs de la Province de Québec.

Bien qu'ils partagent la même misère, nos itinérants d'aujourd'hui n'ont pas grand-chose en commun avec ces robineux. Beaucoup plus nombreux, ils sont souvent plus jeunes, plus malades et plus désespérés. Quand j'en croise un ou une, qui me demande : "Vous auriez pas un p'tit deux pour m'acheter une couple de "roteux" à la Montreal Pool Room?", je leur donne leur deux piastres, le cœur un peu serré, en pensant que c'est peut-être vrai.

Ensuite, je me console en pensant que vu que le Père Pops en donne gratis le soir et la nuit, il reste une chance que mon aumône serve malgré tout à leur procurer une toute petite étincelle de joie.

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Sans doute à cause de de la proximité du refuge Meurling et de l'Oeuvre de la soupe qui leur servaient de dernière option pour manger un sandwiche, les premiers robineux que j'ai connus gravitaient autour du parvis de l'église Notre-Dame, de la Place d'Armes, de la rue Saint-Jacques et de la rue Notre-Dame; certains avaient étendu leur territoire sur la Catherine et même plus tard, dans des quartiers périphériques au Centre-ville.

On les rencontrait surtout près des tavernes et parfois, pour avoir l'air plus vrai, ils quêtaient à l'entrée des restaurants Cordner's mais à vrai dire, je n'en ai jamais vu un seul entrer au restaurant après avoir reçu une aumône.

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Chacun avait son territoire et suivait un itinéraire qui partait de l'endroit où il avait passé la nuit et finissait à l'endroit où il passerait la nuit suivante. Après quelques années à travailler dans le centre ville, on en venait à les connaître tous ou presque.

Durant quelques années, j'ai opéré un petit commerce sur la rue Notre-Dame dans le quartier St-Henri. C'est là que j'ai fait la connaissance d'un certain nombre d'entre eux qui m'avaient fait l'honneur de me considérer comme un ami. Selon les aléas de leur vie tourmentée la plupart trouvaient le moyen de me rendre visite assez régulièrement.

L'un d'eux, un géant de plus de six pieds ne demandait pas de monnaie. Je fumais beaucoup et je lui gardais mes mégots. Il entrait, un peu gêné et demandait :

"Pis mon gars, as-tu pensé à moé?

Oui Monsieur, il doit y en avoir plus de deux cent…

Marcie, marcie ben gros".

Il me serrait la main et quittait le magasin sans rien ajouter. Il est venu ainsi pendant plus de deux ans.

Il y a eu aussi une amérindienne qui venait presque tous les vendredis en fin d'après-midi. Elle quêtait chaque jour sur une rue différente et finissait la semaine sur la rue Notre-Dame.

Cette femme toujours vêtue de noir ne mesurait pas cinq pieds. Le visage tout ridé, le teint basané et les yeux bridés, elle avait un peu l'air d'une sorcière de contes d'enfants. Une bonne sorcière car son regard était doux comme celui d'une grand-mère. Quand il pleuvait, elle enlevait ses souliers pour ne pas les abîmer et elle se mettait les pieds dans des sacs de plastique attachés avec des élastiques.

C'était tout un phénomène.

Elle entrait dans le magasin, déposait la dizaine de sacs qu'elle avait toujours avec elle et le visage illuminé d'un beau sourire elle me disait affectueusement:

"Pensez-vous que c'est correct ça, mon homme? … " Puis elle me racontait un malheur réel ou fictif qui lui était arrivé récemment. Une fois son histoire terminée, je lui disais quelques mots d'encouragement et elle poursuivait en disant : "Ha! pis, y a pire que ça, mon homme… et elle repartait avec un autre malheur.

Sa fille l'avait battue… Son gendre lui avait pris tout son argent… Elle avait été enfermée toute la fin de semaine dans la cave… La police l'avait arrêtée… Un jeune homme l'avait frappée avec sa bicyclette et elle était tombée par terre…

Parfois, durant la saison morte, si je n'avais pas de clients je lui disais: "Je viens d'ouvrir une bouteille de bière, en prendriez-vous un verre pour m'accompagner." Indignée, elle me disait d'un ton sévère : "Ben voyons donc mon homme! Tu sais ben que je bois pas quand j'quête. Y manquerait pu rien qu'ça asteur…" puis, après une minute d'hésitation elle poursuivait un peu gênée : "…mais t'es tellement fin que j'va t'accompagner."

Elle buvait son verre en me racontant des souvenirs d'enfance sur sa réserve indienne et elle souriait comme toutes les grands-mères sourient quand elles sont heureuses. Quand son verre était vide, elle prenait ma main entre ses mains gercées en me disant : "J'va r'venir mon homme. Fait attention à toé en attendant."

Un autre, ancien avocat de Québec, venait tous les jeudis au début de l'après-midi et restait jusqu'à la fermeture. C'était un homme cultivé qui m'a transmis le goût de la lecture. Même dans la déchéance où il était tombé, il avait conservé une finesse d'esprit étonnante. Il m'a initié à Platon, qu'il citait à tout propos, à Aristote, son maître à penser, disait-il.

Puis on passa à la poésie avec le Dante, Victor Hugo et Lamartine, ensuite, ce fut le tour des russes qu'il adorait, Dostoevski, Gorki et Tolsoï et pour finir avec le grand maître de sa vie, son gourou, le Mahatma Gandhi.

Notre rencontre débutait par mes impressions sur l'ouvrage que j'avais lu durant la semaine. Il m'écoutait dans le silence le plus complet puis il se mettait à citer des paragraphes entiers du texte et à en faire l'exégèse. Il en faisait ressortir toute la richesse, en attachant autant d'importance au fond qu'à la forme. Il résumait ensuite la pensée de l'auteur puis, il me signalait les passages à lire avec attention dans l'ouvrage qu'il me recommandait de lire la semaine suivante.

Un autre, soignait son diabète en appliquant les nombreux conseils de spécialistes qu'il avait réunis en collectionnant de découpures de journaux. J'ai vu deux fois sa jambe, noire jusqu'au genou par la gangrène, redevenir presque normale grâce à ces traitements. Dès que la gangrène s'était résorbée, il partait sur une brosse de trois mois et tout était à recommencer.

Je m'arrête ici mais j'aurais pu continuer encore longtemps. Ils avaient tous un point en commun; quand ils sentaient que je les aimais, ils devenaient intarissables.

Fatalistes, ils ne parlaient pas souvent de leur misère.

Ils aimaient parler de la vie pas de leur vie.

Claude Prince nous a quitté le 22 mai 2009.
En sa mémoire, je vais maintenir son site.
Bertrand L. Fleury

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