Souvenirs d'un vieux Montréalais

Le jour de la Victoire - 1945

La seconde guerre mondiale a eu une grande influence sur la bande de ti-culs de 10 à 12 ans dont je faisais partie.

Nos aînés quand ils avaient notre âge jouaient aux cow-boys et aux indiens ou aux bandits et à la police tandis que nous, quand nous ne jouions pas "au docteur" avec les petites filles de la "gang", notre seul jeu était la guerre.

Le soir, après avoir écouté "La fiancée du commando" (1) à Radio-Canada, nous rêvions d'attaques à la mitrailleuse, de lancement de grenades sur un peloton de "boches" et de mille et une prouesses dans le ciel à la poursuite d'un avion allemand que nous parvenions toujours à descendre après un combat acharné. Le lendemain, à la fin des classes, nous nous retrouvions dans la ruelle et la guerre reprenait pour de vrai...

Nos visites fréquentes au dépotoir de la rue des Carrières nous fournissaient tous les outils de guerre dont nous avions besoin. En effet, chaque semaine, des camions venaient décharger à la tonne des bottines de soldat, des gants, des képis, des casques de métal, des étuis pour les cartouches et les obus, des sacs de toile, etc. fabriqués en trop grandes quantités ou refusés au contrôle de qualité.

Cela nous demandait beaucoup de patience parce que le personnel des usines de munitions ou des manufactures de matériel militaire déchiquetaient scrupuleusement tout ce qui était destiné au dépotoir.

Les quantités de marchandises étaient telles toutefois que de temps à autres certaines pièces étaient intactes. Encore là, la partie n'était pas toujours gagnée car des adultes du quartier nous faisaient concurrence et tentaient de nous enlever nous trouvailles. Certains jours, ils étaient tellement nombreux qu'ils parvenaient à nous chasser du dépotoir.

Une fois rendus en haut du trou, nous leur lancions des pierres en sacrant et en leur criant les injures les plus vulgaires que nous connaissions... et notre vocabulaire de petits voyous était très émaillé, croyez-moi.

Au début du mois de mai '45, la victoire des alliés s'annonçait. Nos parents ne parlaient que de la fin de la guerre et du retour de nos soldats. Le 8 mai, l'Allemagne rendait les armes sans conditions et la fête commença très tôt dans les rues de la métropole. Les écoles, les usines, les grands magasins, les bureaux fermaient les uns après les autres.

Aussitôt sortis de l'école, nous avons décidé d'organiser une parade dans les rues du quartier. Pour confectionner nos tambours, nous nous sommes précipités au dépotoir afin de récupérer quelques dizaines de grosses canisses (2) que nous avions vues la veille. C'était des contenants en fer blanc de forme cubique qui avaient contenu du vernis. Nous avons percé un trou de chaque côté et enfilé une corde pour les suspendre à notre cou.

Une visite sur un chantier de construction nous a fourni des lattes de bois pour la confection des baguettes et fort gentiment, le concierge de l'école nous a prêté deux clairons.

Juste comme nous allions nous mettre en marche, un garagiste du quartier nous a proposé de monter dans la boîte de son gros camion et d'aller faire un tour en ville. Ravis, nous sommes montés avec toute la fanfare et au moment du départ, nous avons entonné notre "Hymne national des pouilleux" (3) que nous chantions lors de grandes occasions :

 

On n'portra plus des culottes carreautées
On n'aura plus les cheveux mal coupés
On n'mang'ra plus dans ds'assiettes toutes rouillées...
Tas d'écœurants vous m'avez maltraité
Ça ça dépend de m'sieur l'député
Mais à présent que je suis libéré
Mangez d'la... et allez tous...

 

Notre randonnée a duré quelques heures. Lorsque le garagiste croisait un petit attroupement il arrêtait son camion pour nous permettre de souligner la Victoire des alliés par un puissant roulement de tambour et un petit air de clairon. Pour nous remercier, les gens nous lançaient des pièces de monnaie qui ont servi à payer les hot-dogs du dîner.

Chemin faisant, nous avons volé une dizaine de drapeaux et une banderole montée sur deux bouts de bois sur laquelle était inscrit :

* La guerre est finie *

Vers 18 heures, notre conducteur nous a finalement ramenés à son garage où sa femme avait préparé des sandwiches, des gâteaux et des verres de Pepsi-cola qu'elle a servis à tout le monde.

Ce fut tout un "party".

Après ce souper impovisé, nous nous sommes regroupé en formation de peloton militaire. Six p'tits gars ouvraient le défilé en roulant sur leur «cabarouet» (4) décoré avec des capsules de bouteilles de Pepsi, de Coca-Cola et de petits drapeaux. Les gens massés le long des trottoirs nous regardaient défiler, tambour battant, de la rue de Lorimer jusqu'à la rue Rachel et de là, jusqu'au Parc Lafontaine où des dizaines de milliers de personnes se rendaient pour faire la fête.

Il était près d'une heure du matin lorsque nous sommes enfin revenus chez nous.

Morts d'inquiétude, nos parents, nous attendaient sur le perron. Nous ne les avions pas revus depuis tôt le matin, au moment de partir pour l'école...

J'ai bredouillé que j'étais allé chez des amis... que leurs parents avaient organisé une petite fête à l'occasion de la Victoire et je me suis couché aussi vite que possible.

Le lendemain, en lisant La Presse, mon père me reconnaît au milieu d'une grande photo de notre corps de clairons et tambours à la une du journal.

"Tout un party mon gars" me dit-il en tendant le journal à maman.

"Oui p'pa tout un party comme vous dites... "

Le jour suivant, nos professeurs qui, eux aussi, avaient lu La Presse avaient reconnu quelques-uns des petits voyous à qui ils faisaient la classe nous ont félicités en souriant.

Ce fut tout un party.

Aujourd'hui, on dirait : "Tout un méchant party"

- 1 La fiancée du commando : radio-roman très populaire sur le thème de la guerre du comédien et dramaturge Louis-Marie dit Loïc Le Gouriadec (sous le pseudonyme de Paul Gury)
- 2 canisse : boîte en fer blanc (Léandre Bergeron, dictionnaire de la langue Québecoise)
- 3 «On n'portra plus...» : chanson de bagnard venue d'on ne sait où
- 4 cabarouet : trottinette artisanale faite d'une caisse de bois montée sur in 2" x 4" fixé sur un vieux patin à roulettes

Claude Prince nous a quitté le 22 mai 2009.
En sa mémoire, je vais maintenir son site.
Bertrand L. Fleury

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